Regardez nous yeux dans les yeux, par Hannah Kehat

Texte écrit par Hannah Kehat, fondatrice du mouvement féministe orthodoxe Kolech et republié sur le blog avec l’aimable autorisation de l’auteure. Merci à Yaëlle Ifrah pour la traduction. Voir ici l’article original en hébreu.

"La synagogue aux yeux bandés" licence: WikiMedia
« La synagogue aux yeux bandés »
licence: WikiMedia

Il était une fois un groupe de juifs persécuté, vivant parmi des goyim, sujet à des abus ; à la suite du versement d’une rançon ils furent arrachés à leur sort, et furent amenés dans un village. Des hommes pleins de bonté, voulant les protéger, les conduisirent à la maison du chef du village, et pour assurer leur sécurité, les installèrent sous le toit. Craignant que le chef du village n’ait également la tentation de les opprimer, ils retirèrent l’échelle qui permettait d’accéder au toit.

Au milieu de la nuit, le chef du village les entendit, et son envie fut la plus forte. Il éprouva  le désir de s’emparer de l’un d’entre eux et de le persécuter, c’était là l’opportunité de sa vie… Il se leva,  sans aucune aide traîna la lourde échelle,  l’appuya au pied de la porte qui menait au grenier, et commença à grimper.  On peut sans peine deviner ce que ressentirent alors les malheureux juifs lorsqu’ils comprirent qu’on s’apprêtait à nouveau à s’en prendre à eux. Ils entendaient le pas pesant du chef du village sur les barreaux de l’échelle, son souffle court, ses éclats haineux, et n’avaient aucune issue en vue. Ils furent saisis d’effroi, ils crurent mourir, quand à leur surprise le chef de village se ravisa, interrompit son ascension et redescendit l’échelle. « L’aide de Dieu peut arriver en un clin d’œil » murmurèrent les juifs encore bouleversés.

Cette histoire nous est rapportée dans le Talmud, dans une version légèrement différente. On n’y parle pas de juifs, mais de femmes, et non pas d’un chef de village non juif, mais de Rav Amram. La voici, traduit :

Des prisonnières [rachetées] vinrent à Ne’ardea. Elles furent amenées à la maison de Rav Amram le pieux, et on retira l’échelle qui menait à elles [pour les isoler du reste des occupants de la maison].  Alors que l’une d’elles passait devant la porte, la lumière y tomba.  Rav Amram souleva tout seul l’échelle, qu’il fallait [habituellement] dix hommes pour porter, la dressa, et commença à grimper. Lorsqu’il parvint à mi-chemin, il se dressa sur ses jambes et cria : « Un incendie chez Amram ! ». Les sages arrivèrent et lui dirent : « Tu nous fait honte  ! ».  Il leur dit : « Il est préférable que vous ayez honte de moi dans ce monde-ci plutôt que dans le monde à venir ». Il exhorta alors [son mauvais penchant à sortir]. Il sortit de lui sous la forme d’une colonne de feu. [Rav Amram] lui dit : « Vois, je suis chair et tu es feu, et pourtant je suis supérieur à toi ».

Kidushin, 81, A

Un livre d’apparence sympathique, d’histoires éducatives, que j’ai reçu pour les besoins d’une critique que je devais écrire, contient une discussion étendue sur l’affrontement de Rav Amram et de son mauvais penchant. On y discute des aspects psychologiques et spirituels de son acte. Mais moi, en lisant cette histoire, mon cœur est allé vers ces malheureuses prisonnières, à leur moment de terreur, au moment où elles ont entendu l’échelle qu’on traînait et les pas pesants de Rav Amram.

L’indifférence au genre opposé est partie prenante des histoires comme celles-là, une indifférence qui fait fi de la souffrance, du désespoir et de la malfaisance terrible dont souffrent ces femmes. Comme si elles étaient vues par les yeux d’un daltonien, elles se fondent dans le décor. La conversation masculine, toute narcissique, est centrée sur les moindres détails de l’introspection existentielle et de l’abnégation, de l’époque des sages jusqu’à nos jours. Il nous est par conséquent difficile de regarder les faits autrement et de voir quelque chose qui nous est si familier comme une véritable iniquité. Pourtant, nous verrons que c’est bien la seule façon de l’exposer dans toute sa crudité.

Dans ce même livre est narrée une autre histoire atroce que nous connaissons bien, l’histoire de la concubine de Gib’a (Qui fut violée par tout un village de la tribu de Benjamin avant d’être assassinée, ce crime provoqua une guerre sanglante entre les différentes tribus juives – cf. Juges 19-21). On débat afin de savoir pourquoi son mari l’a répudiée, en quoi elle a pu fauter envers lui, en quoi cette histoire est cause du malheur qui est par la suite advenu au peuple d’Israël, la guerre des frères, et tout cela après qu’on l’ait humiliée et assassinée :

Il est écrit : « Et sa concubine se conduisit comme une prostituée contre lui ». Rabbi Aviatar dit : « Il trouva une mouche sur elle » et Rabbi Yonathan dit : « il trouva un cheveu sur elle ». Rabbi Aviatar rencontra Elie et lui dit : « Que fait le Saint Beni Soit-Il ? ». Il dit : « Il discute de la concubine de Gib’a » . “Et que dit-Il?” . Il dit : “Mon fils Aviatar dit ceci, et mon fils Yonathan dit cela. ». Il lui répondit « A Dieu ne plaise qu’il puisse y avoir un doute dans l’esprit du Saint-Béni Soit-Il ! ». Il lui dit « Aussi bien cette [opinion] que l’autre sont la parole du D. vivant. ». Il [le Lévi] a trouvé une mouche sur elle et a passé outre, lui a trouvé un cheveu et n’a pas passé outre. Rav Yehuda dit : « il a trouvé une mouche dans son bol [de nourriture] et un cheveu à cet endroit-là [le lieu de l’impudeur] ». Une mouche, c’est juste dégoûtant ; un cheveu, c’est un danger. Et certains disent : « [il a trouvé] les deux dans son bol ; la mouche n’était pas de sa faute, le cheveu oui. » Rav Hisda dit : « Un homme ne doit jamais semer la terreur au sein de son foyer, ainsi de la concubine de Gib’a, son mari l’a trop terrorisée, et elle a été la cause de la mort de multitudes en Israël. »

Gittin, 6 b

Ce midrash cherche quelqu’un à qui attribuer la responsabilité de la crise qui s’est abattue sur Israël. Toutefois, en fin de compte, on va incriminer l’homme qui a été à l’origine de cette « terreur trop forte », cette peur qui a fait fuir sa concubine. On peut également y relier directement la culpabilité pour le viol et la violence. En effet, les Amoraim cherchent à savoir en quoi elle a fauté, ce qui a amené son mari à lui faire si peur. Après qu’il soit parti pour la rendre, il s’est passé ce qui s’est passé avec les hommes de Gib’a de la tribu de Binyamin, son mari l’a abandonnée aux mains des agresseurs, qui la violent et la torturent toute la nuit, après quoi son mari découpe son corps en morceaux. En fin de compte, il n’y a aucun doute que les hommes, aussi bien le mari que les agresseurs, ont perpétré cet acte terrible. Mais après cette description effroyable, les Sages en sont encore à rechercher les raisons de sa culpabilité, elle, la victime de tous ces événements, du début à la fin : la mouche dans le bol, le cheveu sur son corps, des fautes nulles et non avenues, qui peut-être évoquent chez les hommes des peurs ancestrales. Il manque ne serait-ce qu’une seule parole de pitié ou d’empathie envers cette malheureuse, assassinée sans avoir commis la moindre faute.

C’est cela, l’aveuglement envers le sexe opposé.

 

Perte d’identité

Je me suis abstenue d’écrire la critique de ce livre. Mon opinion sur ce qui n’y figurait pas prévalait de beaucoup sur l’évaluation de ce qui y figurait ; une absence d’analyse sur la violence, le viol, l’exploitation et la chute finale, une indifférence morale qui rend opaque tout discours critique parallèle. Afin de m’expliquer plus clairement, je dirais que j’aurais du mal à m’émerveiller des diamants qui sont en vente sur le marché actuellement, dans la mesure où ils ont été extraits dans des conditions sanglantes. J’aurais du mal à me spécialiser dans les caractéristiques esthétique de l’armée allemande ou dans les trouvailles scientifiques des chercheurs de Mengele, afin d’éviter d’avoir à faire face aux horreurs et aux atrocités qui y sont concomitantes.

Comment cela arrive-t-il ? Comment parvient-on à une telle indifférence ? Certains processus sociaux y participent indubitablement : la première phase étant celle de la déshumanisation, la négation de l’existence de l’autre en tant que sujet, la relation aux juifs comme sous-hommes et aux femmes comme objets sexuels. Lors de la phase suivante, survient la démonisation qui rend les juifs coupables de toutes les fautes. Pardon, les femmes. Des familles entières éclatent lorsque les femmes revendiquent ce qui leur est dû, la guerre éclate entre les tribus car une femme a fauté envers son mari et qu’une mouche est tombée dans son bol, Rabbi Amram le pieux a failli trébucher par la faute d’une poignée de malheureuses captives rachetées qui se trouvaient dans son grenier.

Dans notre génération, le discours sur la pudeur a fait son retour et on en place l’entière responsabilité sur les femmes.  Elles sont exclues du « public général », c’est-à-dire les hommes, puisqu’elles constituent un danger moral, une tentation sexuelle. On nous enseigne – aussi bien aux garçons qu’aux filles – que si on ne colle pas les filles derrière une mehitsa, la spiritualité des hommes est en danger. Ainsi, aussi bien la responsabilité que la culpabilité pour le « mauvais penchant » des hommes sont renvoyées encore et toujours sur les femmes, leur faisant ainsi payer un prix non justifié. En conséquence directe, le patriarcat se trouve bien préservé comme gardien suprême de la supériorité et de la centralité des hommes dans la vie religieuse et spirituelle.

 Le grand Rabbin René-Samuel Sirat, ancien grand rabbin de France, lança un appel à ses collègues en leur demandant de concentrer leur teshouva de l’année à venir sur la demande de pardon aux mères, aux sœurs et aux filles de notre peuple. Le rabbin Sirat raconta qu’à son âge avancé, il était pour la première fois de sa vie monté dans la Ezrat Nashim et avait tenté de prier ; il avait découvert avec effroi combien la chose était humiliante.

Certains finissent par ouvrir les yeux et renoncer à l’indifférence au sexe opposé. A la fin du mois d’Elloul 5758 (1998), le grand Rabbin René-Samuel Sirat, ancien grand rabbin de France, lança un appel à ses collègues en leur demandant de concentrer leur teshouva de l’année à venir sur la demande de pardon aux mères, aux sœurs et aux filles de notre peuple. Le rabbin Sirat raconta qu’à son âge avancé, il était pour la première fois de sa vie monté dans la Ezrat Nashim et avait tenté de prier ; il avait découvert avec effroi combien la chose était humiliante. Il était pour lui  inconcevable qu’il puisse, dans la vie courante, s’asseoir en égal avec ses congénères, des femmes possédant des titres de docteur et de professeur dans le monde académique comme dans celui du travail, et discuter avec elles de sujets de haute tenue dans un respect mutuel, et que dès que l’on arrive à la synagogue, elles soient immédiatement reléguées dans un lieu humiliant, où elles deviennent une catégorie B.

Espèce menacée

Le professeur Hannah Safrai raconte dans l’un de ses articles un événement qui paraîtra peut-être divertissant, mais qui à ses yeux est attristant et insultant. C’est un incident qui révèle que l’indifférence au sexe opposé s’étend même au-delà du monde orthodoxe, dès lors qu’il est question de pratique religieuse :

Dernièrement l’occasion s’est présentée à l’auteure de ces lignes de se trouver dans un kibboutz non religieux un shabbat matin, à la synagogue locale. Lorsqu’arriva le moment de la lecture de la Torah, il s’avéra que deux ou trois hôtes se trouvaient dans la synagogue, ainsi que des membres âgés du kibboutz et leurs familles, et qu’en tout et pour tout l’assemblée comportait dix personnes. L’un des membres du kibboutz fut obligé de téléphoner à quelqu’un et de le convaincre de venir compléter le minyan, et fut donc obligé d’utiliser le téléphone (alors qu’il est bien entendu que l’on utilise pas le téléphone le jours du shabbat), et il s’empressa de se faire aider par les hommes et de les faire sortir de leur embarras en tant que « assemblée d’Israël ».

Il n’est pas question ici de mes sentiments, en tant que conférencière qui étais venue dans ce kibboutz pour y enseigner des commentaires de la Parasha, mais bien plutôt de mon idée que l’égalité était un devoir, et qui fut mise à mal. Comment ces membres d’une coopérative agricole, dont la vie est basée sur le principe même d’égalité, ne l’ont-ils pas senti ? Ou ces mêmes juges de l’Etat d’Israël qui étaient invités ce shabbat-là, comment n’ont-ils pas ressenti que la démocratie était atteinte ? Pourquoi ce kibboutz a-t-il eu recours à des modèles anti-égalitaires, n’aurait-il pas été préférable qu’il adopte d’autres modèles, existant dans les publics juifs au sens large ?

Ce qui ressort de ce récit, c’est que l’enseignement de l’indifférence au sexe opposé vient faire des dégâts au-delà de la communauté des hommes religieux. Même des hommes non religieux s’en emparent, et, plus grave, des femmes l’adoptent et assimilent cette vision. Elles traversent un processus d’intériorisation du point de vue masculin sur elles-mêmes, se privent parfois elles-mêmes de leurs droits, et s’aliènent leur identité de femmes. Une étude très large menée par le Professeur Zahavit Gross dans le milieu des femmes religieuses qui faisaient un service civil a dévoilé que leur identité de femme est effacée, contrairement à leur identité religieuse, juive, sioniste-religieuse, et citoyenne. Les femmes participant à l’enquête n’attribuaient pas de principe particulier ni de signification au fait qu’elles étaient des femmes ; au contraire, cette identité était vécue comme inférieure et inféodée à celle des hommes, porteurs, eux, d’une vraie existence.

Plus les femmes se trouvent dans la sphère religieuse-conservatrice, plus elles entrent dans la catégorie de groupe à risque, de groupe atteint, aliéné, soumis au silence. Certes, il est mal vu de faire le lien entre la violence dont les femmes sont victimes et leur exclusion, et plus particulièrement du lieu commun à l’ensemble du monde religieux, mais les faits parlent d’eux-mêmes.

Si notre identité juive était vécue comme une aliénation, excluante et sans fondement, nous en serions évidemment affligés. Nous serions en train de déplorer cette incomplétude et ce vide créé par l’absence d’identité juive. Alors, que répondre quand il s’agit de l’identité féminine ? L’atteinte sévère à cette identité, la disparition de la femme comme sujet, ne sont pas seulement des objets de tristesse mais aussi un danger pour sa confiance en elle-même. A notre grand regret, le rapport interne du ministère de l’Intérieur n’a pas constitué une surprise, en concluant que plus les femmes se trouvent dans la sphère religieuse-conservatrice, plus elles entrent dans la catégorie de groupe à risque, de groupe atteint, aliéné, soumis au silence. Certes, il est mal vu de faire le lien entre la violence dont les femmes sont victimes et leur exclusion, et plus particulièrement du lieu commun à l’ensemble du monde religieux, mais les faits parlent d’eux-mêmes.  L’indifférence au sexe opposé les met en danger, même dans la maison de Rav Amram.

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