Autorité et Halakha : Une approche pragmatique
Diplomée de l’ENS Ulm (philosophie), Noemie Benchimol (née Issan) est titulaire d’un Master d’Histoire de la Philosophie (Sorbonne) et d’un Master d’Etudes Médievales (EPHE). Elle a entre autres travaillé sur le concept de résurrection des morts chez Gersonide. Elle vit aujourd’hui à Jerusalem avec son époux et leur fils et y prépare son entrée en doctorat à l’Université Hébraïque.
L’attitude psychologique envers l’argument d’autorité, et plus spécifiquement dans le débat religieux, est essentiellement fonction d’une certaine conception de l’homme et de ses capacités.
Si l’on croit que l’homme a la possibilité et le droit (voire le devoir pour certains, dont je suis) moral, intellectuel, et religieux de penser par soi-même avec esprit critique, on dévaluera alors l’argument d’autorité comme un symptôme d’hétéronomie, de soumission, de défaite de la pensée.
Mais si l’on croit que l’homme serait bien orgueilleux de parler à la première personne face à toute une chaîne de Tradition de Sages, de textes, de Loi, et qu’en faisant cela, il défie, non seulement le prestige de ces Sages mais également Dieu « en personne », on verra dans l’argument d’autorité la seule forme valide d’oser parler en première personne, la rassurante garantie d’être abrité sous les meilleurs auspices.
Ce que je voudrais montrer ici, c’est que ces deux attitudes antagonistes partagent un même présupposé et que celui-ci est erroné : la Halakha et Hazal fonctionneraient grâce à cet argument d’autorité compris comme substitut à la pensée originale et à l’innovation.
En effet, en analysant plus profondément le fonctionnement de l’argument d’autorité, en général, et plus spécifiquement dans la pensée juive, je tenterais de montrer qu’il existe un type d’argument d’autorité, que le spécialiste de pragmatique Oswald Ducrot a appelé « l’autorité polyphonique » qui caractérise profondément la Mishna, le Talmud et plus généralement la pensée rabbinique (qui est avant tout, ne l’oublions pas, un système juridique) et que ce dernier accompagne la pensée originale tout en la maintenant dans le cadre strict prévu par la Mishna et le Talmud sur la façon de légiférer en respectant certaines formes (le principe selon lequel un amora ne peut contredire un tana, sauf s’il s’appuie sur un autre tana d’avis contradictoire, par exemple)
Avec ce texte, je voudrais continuer, et je l’espère affiner, le débat lancé par Gabriel Abensour dans son article « Quand un argument n’en est pas un » sur la nature et les usages légitimes et illégitimes de l’argument d’autorité.
Avant d’en venir à son fonctionnement dans la pensée rabbinique, quelques remarques générales :
Sans doute faut-il commencer par laver l’argument d’autorité du soupçon d’irrationalité que Gabriel Abensour fait peser sur lui dans son article.
En effet, ce dernier suggère, et fait même plus que suggérer (;-p) qu’il y aurait d’un côté des véritables arguments, de forme logique, syllogistique avec mineure, majeure et conclusion, qui seraient des arguments rationnels et de l’autre côté l’argument d’autorité, de la forme X dit que Y qui lui serait perdu dans les méandres de la crédulité, de l’irrationalité et qui n’aurait même pas le droit à son titre d’argument (cf.son titre).
Cette dichotomie me semble relever d’une posture épistémologique intenable. Pour plusieurs raisons :
- Les seuls arguments existants ne sont pas les arguments de forme syllogistique. Dans la langue naturelle, nous argumentons pour convaincre notre interlocuteur (pour les tenants de la thèse de l’argumentation dans la langue, dont je suis, le but du langage n’est pas la communication mais l’argumentation, qui est pour ainsi dire codée dans la langue naturelle). Par conséquent, nous argumentons continuellement, de façon souvent contractée, sous-entendue, sans pour autant que nos arguments aient la forme développée et syllogistique d’un argument logique.
- De plus, l‘argument d’autorité n’est pas un argument que l’on puisse isoler en une phrase détachée de tout contexte pragmatique. Prenons cette phrase : « Maimonide a dit que l’on pouvait frapper sa femme, y compris avec un fouet » ((Ce qu’il a effectivement fait, משנה תורה, הלכות אשות כא, י
:«כל אשה שתמנע מלעשות מלאכה מן המלאכות שהיא חייבת לעשותן, כופין אותה ועושה אפילו בשוטToutefois, il faut savoir que la formulation est ambiguë car impersonnelle (on la frappe) et que la majorité des poseqim ont analysé ce passage comme se référant à un droit du Tribunal Rabbinique en cas de récalcitrance de la femme à perseverer dans son attitude. Mais certains, dont le Meiri ont attribué ce droit au mari lui-même. Notons également que si un historien dit cette phrase devant des historiens, il la mettra également en contexte, l’analysera grammaticalement et se réfèrera à la façon dont ce propos aura été reçu par des décisionnaires contemporains ou successeurs.)). Si cette phrase est prononcée par un historien devant des historiens, pour qui Maimonide n’est pas une autorité mais seulement un auteur, et que par là le locuteur décrit une position maïmonidienne, il n’y a pas ici d’argument d’autorité. En effet, l’argument d’autorité n’en est un que si le locuteur, ou les interlocuteurs tiennent Maimonide comme une source d’autorité. Il y a donc en jeu les croyances des interlocuteurs. Et une même phrase pourra servir des arguments extrêmement différents, voire opposés. Continuons avec notre phrase sur Maimonide et la violence conjugale. Elle peut être utilisée en débat pour justifier la violence conjugale par quelqu’un qui tiendrait Maimonide comme source infaillible d’autorité, ou au contraire pour remettre en question l’infaillibilité de Maimonide comme autorité face à un locuteur qui croit en cette autorité (l’argument sous-entendu devenant alors : Si tu soutiens l’infaillibilité d’une autorité halakhique, serais-tu prêt à soutenir cette position de Maimonide également?). Il n’existe donc pas, détaché des croyances réelles ou supposées des interlocuteurs, d’argument d’autorité en soi. - Nous raisonnons tous les jours, et de façon raisonnable, avec l’argument d’autorité. Que nous évoquions l’opinion d’un prix Nobel d’économie lors d’une discussion sur le sujet, que nous écoutions d’avis d’experts climatiques ou médicaux sur les risques de tel virus, ou de tel ouragan, nous fonctionnons en faisant confiance, en croyant. Personne ne songerait sérieusement à aller vérifier par lui-même toutes ses informations, et c’est tant mieux ! Nous nous retrouverions dans un état de paralysie épistémologique. Si je lis qu’un comité mondial de mathématiciens a vérifié la démonstration faite par Grigori Perelman de la conjecture de Poincaré, je le crois.
Plus encore, je soutiens que la croyance et la confiance sont nos attitudes propositionnelles de base et qu’elles sont rationnelles. Disons que je vous demande l’heure et que vous me répondiez qu’il est 11h18. Je peux vous demander comment vous le savez. Vous me répondriez alors sans doute que vous l’avez lu sur votre montre (ou votre smartphone, comme c’est devenu l’usage). Vous n’avez pas fabriqué votre montre et ne savez sans doute pas comment elle fonctionne. Mais vous lui faites confiance. Imaginons maintenant que votre montre se soit bloquée sur 11h18, et que par hasard, il se trouve qu’il est réellement 11h18. Peut-on dire que vous saviez qu’il était 11h18 ? Non, sans doute. (Une des nombreuses formulations d’un des problèmes les plus célèbres en philosophie de la connaissance, le problème de Gettier sur la définition de la vérité comme croyance vraie justifiée qui mène à des problèmes difficiles comme celui-ci concernant la justification de nos croyances).
Une bonne morale intellectuelle « par provision » pour reprendre la jolie expression cartésienne pourrait donc être la suivante : exiger des justifications intellectuelles lorsque c’est possible et lorsque ça ne l’est pas, exiger des garanties épistémiques (bon état physique et psychologique, fiabilité de la chaine de transmission, degré de crédibilité de l’autorité invoquée etc.)
J’ai donc établi qu’il était rationnel sous certaines conditions de croire des autorités, de faire usage d’argument d’autorité et d’agir en conséquence, sans avoir soumis nos croyances à un vérificationnisme scientiste Toutefois, et c’est là que cela devient intéressant, dans ces usages quotidiens, ce n’est pas le fait que X soutienne la proposition Y qui rende Y vraie, qui justifie Y.
Cette défense de l’énoncé Y par X, autorité reconnue dans un domaine, garantit une certaine rationalité de ma croyance en Y et ne garantit pas directement sa vérité.
Reprenons le cas de notre comité de mathématiciens qui a affirmé (après 4 ans de vérification tout de même!) que la démonstration par le mathématicien russe (et juif) Grigori Perelman de la conjecture de Poincaré était juste. L’affirmation du comité ne se substitue pas à la justification rationnelle, qui existe et qui est constituée des 59 pages de la démonstration de Perelman (mais qui est tout simplement hors de portée pour l’intellect de 99.9% de la population). Elle rend simplement très probable la véracité de leur affirmation et garantit le fait que je les crois. Pour reprendre la distinction qui vient d’être évoquée, ma croyance dans la vérité de leur propos est garantie rationnellement (rendue probable ou possiblement vraie) mais n’est pas justifiée.
Conclusion 1 : L’argument d’autorité ne constitue donc jamais une justification rationnelle ; tout au plus peut-il fournir une certaine garantie.
Imaginons maintenant que Grigori Perelman notre mathématicien de génie affirme qu’il est une grenouille.
Grigori Perelman étant une source d’autorité, ma croyance qu’il est une grenouille est-elle pour autant garantie ? Il semble bien que non. La raison en est d’une part que Grigori Perelman est certes une autorité, mais une autorité en mathématique (ce qui implique de ne pas être une autorité infaillible), et d’autre part que la justification rationnelle qu’il est une grenouille n’existe pas, [(] et ne peut pas exister. Mon exemple vous aura peut-être fait sourire. Il n’en reste pas moins de la même forme et structure qu’un exemple concernant l’astronomie de Nos Sages.
Par exemple, Maimonide soutenait que le monde était de type aristotélicien (avec une sphère des fixes et un moteur immobile du monde), modèle scientifique dont on sait aujourd’hui avec certitude qu’il est faux. Pourtant, certains, y compris parmi les rabbins ((A ce sujet, consulter l’excellent article de Gad Freudenthal, « Révélation et Raison, Torah et Madda dans quelques écrits récents », où l’auteur analyse notamment en détail le rapport du Rabbi de Loubavitch à la science, et dont voici la notice complète -lien manquant)) contemporains continuent de soutenir que cela est vrai parce que Maimonide l’a dit.
Conclusion 2 : Aucune autorité n’est en droit infaillible.
Il convient enfin d’esquisser une distinction essentielle entre deux types d’arguments d’autorité qui peuvent être sémantiquement identiques tout en étant pragmatiquement différents. Cette distinction, théorisée par Oswald Ducrot ((Dans Ducrot, Le dire et le dit, éditions de Minuit, 1984 ou encore dans Ducrot et Carel, « Mise au point sur la polyphonie », texte disponible online là: Mise au point sur la polyphonie, pdf)), nous permettra de mieux appréhender théoriquement le fonctionnement et le rôle de l’argument d’autorité dans la littérature rabbinique. Premièrement, il n’est pas vrai de dire, comme le fait Gabriel Abensour, que pour les penseurs juifs rationalistes, il n’y a pas d’arguments d’autorité valable : il n’est qu’à regarder le statut quasi canonique dans lequel est tenu Aristote chez eux ou encore le respect dévolu aux arguments des Anciens. Le Ralbag par exemple, ne propose sa propre analyse qu’après avoir passé en revue tous les arguments de ses prédécesseurs et tenté de leur rendre raison avec une très grande charité interprétative et par respect pour leur intelligence. Mais il ne se prive pas, s’il a trouvé que le raisonnement menait à une absurdité, de le dire. ((Il faut dire que le Ralbag ne croit pas en l’idée du « déclin des générations » et pense, notamment sur les sujets scientifiques, qu’il existe du progrès et qu’il serait vain de le nier tant l’évidence est patente.))
Il convient maintenant de saisir en quoi leur argument d’autorité diffère de l’argument d’autorité de type X dit que Y ; Y est donc vrai parce que c’est X qui l’a dit et que X est une autorité infaillible.
Prenons un exemple simple (celui que Ducrot utilise dans son article), trouvé dans écrits de Port-Royal : « Les philosophes soutiennent que les objets lourds tombent vers le bas. »
Deux lectures de cet énoncé sont possibles : a) Une lecture attributive. Citons Ducrot car pas un de ses mots n’est à modifier « il s’agit de faire connaître le discours des philosophes. On dit d’eux qu’ils tiennent ce discours. Ainsi compris l’énoncé peut être utilisé pour légitimer l’opinion exprimable par le discours prêté aux philosophes. C’est là le recours au raisonnement par autorité. On mentionne le fait que quelqu’un, en l’occurrence les philosophes, a présenté l’opinion indiquée dans le discours que l’on rapporte, et l’on utilise ce fait pour justifier, ou même prouver cette opinion, rendue vraisemblable par la constatation que l’auteur du discours rapporté a peu de risques de se tromper, en tous cas sur le sujet. Nous parlons de lecture attributive. »
Ce type d’argument d’autorité fait fonctionner le nom de l’autorité comme une invocation à puissance presque magique, un substitut du raisonnement. On pourrait, à la rigueur, remplacer le prédicat de la phrase par à peu près n’importe quoi d’autre que l’argument fonctionnerait. b) Une lecture modale, qui relève de l’autorité polyphonique : citons encore Ducrot« le locuteur soutient une certaine opinion « à travers » un énonciateur distinct de lui et assimilé aux philosophes. On ne doit pas dire qu’il les fait parler mais qu’il parle « à travers » eux, en les utilisant pour ainsi dire comme des masques. Nous parlerons, dans ce cas, de lecture « modale ».
Ducrot applique ses conclusions aux scolastiques médiévaux, mais elles s’appliquent également à la pensée rabbinique. Il soutient en effet que : « la référence constante de ces auteurs (les scolastiques chrétiens, ndlr) aux auteurs et aux philosophes antiques relève de l’autorité polyphonique et non pas du raisonnement par autorité… Elle sert seulement à associer la parole présente à des discours vénérables : en réclamant pour elle la seule respectabilité de ces discours, on efface ce qu’il peut y avoir de présomptueux dans la prise de parole. Tel n’est pas le cas du raisonnement par autorité. Celui-ci, quand il rapporte la parole d’auteurs infaillibles, entend attribuer certains discours à certaines personnes, et utilise cette attribution à des fins démonstratives. Alors que le recours à l’autorité polyphonique sert seulement à colorer son propre discours d’une déférence vis-à-vis du discours d’un autre, le raisonnement par autorité sert à imposer le discours que l’on tient en déduisant sa vérité de la vérité d’un discours synonyme. »
Cette notion de déférence à l’égard de l’autorité des Anciens et eu égard à la canonicité de leurs écrits dans le monde juif est particulièrement importante pour saisir le fonctionnement de la halakha qui a été codifiée afin de toujours pouvoir être en dernier lieu rattachée au Canon textuel et ne pas avoir l’air de sortir du cerveau du décisionnaire rabbinique.
C’est ce qui nous permet de comprendre qu’un décisionnaire récent ne puisse prendre une décision halakhique novatrice que s’il peut s’appuyer (lissmokh, le verbe est intéressant en soi) sur un avis, fût-il minoritaire, d’une autorité halakhique plus ancienne. Il est ici question de la nécessaire modestie intellectuelle et de l’hommage à rendre aux Anciens et à leur grande intelligence.
Le recours à l’autorité polyphonique peut même être retrouvé tel quel, presque théorisé, dans la Mishna (Ordre Nezikin, traité Edouyot 1, mishayot 4, 5 et 6) :
למה מזכירין את דברי שמאי והלל לבטלה, ללמד לדורות הבאים שלא יהא אדם עומד על דבריו, שהרי אבות העולם לא עמדו על דבריהם . ולמה מזכירין דברי היחיד בין המרבין הואיל ואין הלכה אלא כדברי המרבין, שאם יראה בית דין את דברי היחיד ויסמוך עליו, שאין בית דין יכול לבטל דברי בית דין חברו עד שיהיה גדול ממנו בחכמה ובמנין. היה גדול ממנו בחכמה אבל לא במנין, במנין אבל לא בחכמה, אינו יכול לבטל דבריו, עד שיהיה גדול ממנו בחכמה ובמנין. אמר רבי יהודה, אם כן למה מזכירין דברי היחיד בין המרבין לבטלה, שאם יאמר האדם כך אני מקבל, יאמר לו כדברי איש פלוני שמעת.
« Pourquoi mentionne-t-on les avis d’Hillel et Shamay même lorsque nous n’en tenons pas compte ? Pour apprendre à la postérité à ne pas se bloquer sur leurs opinions, puisque les pères du monde (les grands sages) ne se sont pas obstinés (lorsque la Halakha n’était pas comme eux).
Et pourquoi mentionne-t-on l’opinion minoritaire avec celle majoritaire, alors que la Halakha ne suit que la majorité ? Car si un tribunal s’appuie sur l’opinion minoritaire, un autre tribunal ne pourra annuler cette décision, sauf s’il est plus grand en sagesse et en nombre. S’il est plus grand en sagesse mais pas en nombre, en nombre mais pas en sagesse, il ne peut annuler sa décision, jusqu’à ce qu’il soit plus grand en nombre et en sagesse.
Rabbi Juda dit : « s’il en est ainsi, pourquoi mentionne-t-on l’opinion minoritaire parmi la majoritaire alors qu’elle n’est pas retenue [pour la Halakha] ? Car si un homme dit « Telle est ma coutume » on lui répondra : « Tu as entendu tel avis ».
Toutes les possibilités, même contradictoires, de recours à l’autorité polyphonique, sont esquissées dans ces trois mishnayot. Les avis minoritaires sont mentionnés, même s’ils ne font pas autorité pour:
a) selon l’avis anonyme, ((C’est ainsi que David Weiss Halivni, dans Peshat and Derash, Oxord University Press, 1991, appendice III, analyse ce texte (notre traduction) : « La première réponse explique que la préservation de l’opinion minoritaire justifie et légitime le renversement de décisions passées par des tribunaux futurs. Une opinion incontestée ne pourrait jamais être cassée. La présence d’une opinion discordante crée une marge de manœuvre afin de pouvoir rouvrir le cas et abroger une précédente décision […] Rabbi Judah évalue l’importance de la mention des opinions minoritaires d’une façon divergente […] La tradition en question peut alors être immédiatement et sans aucune ambiguïté être étiquetée comme une opinion minoritaire, ce qui rend nulle et non avenu sa prétention à une légitimité halakhique. »)) qu’un tribunal rabbinique puisse juger différemment de l’opinion majoritaire qui fait loi sans contrevenir aux règles procédurales de prise de décision juridiques, en préservant le respect dû aux Anciens et afin que cette décision à rebours de l’opinion majoritaire ne sonne pas comme un aveu de supériorité.
On le voit, ce recours à l’opinion minoritaire ne remplace pas les justifications rationnelles et halakhiques, il ne fait que préserver les apparences, on ne fait que s’appuyer sur lui, comme à un mur qui soutient et on ne se fonde pas sur lui, tout comme des fondations d’une maison.
b) On peut comprendre l’avis de Rabbi Judah de deux façons différentes. Premièrement, on pourrait le comprendre, comme le fait Halivni, comme une façon de disqualifier halakhiquement les opinions minoritaires et limiter drastiquement les possibilités de légiférer différemment de l’avis majoritaire. Cette lecture est fondée sur l’idée que Rabbi Judah n’est pas d’accord avec l’avis anonyme précédent et que les deux positions sont irréconciliables, si ce n’est contradictoires.
Mais on peut aussi lire l’avis de Rabbi Judah comme une réponse dialectique qui comprendrait (au sens d’engloberait) l’avis précédent et ce afin de pouvoir le casser si nécessaire et ainsi empêcher la sclérose halakhique. En effet, la Mishna pourrait conserver les avis minoritaires afin qu’une décision s’appuyant sur un avis minoritaire (procédure reconnue comme valable dans la mishna 5) puisse être même être cassée (mishna 6) au motif qu’elle s’appuie sur une opinion minoritaire non importante. Tout se passe comme si la Mishna donnait à chacun de quoi défendre sa position face à l’autre. Ce que semble bien dire la Mishna ici, c’est tout simplement que si on peut se contenter d’invoquer la Loi majoritaire en la citant, celle-ci ne tue pas dans l’œuf les possibilités de légiférer différemment.
Ce texte n’a pas prétention à l’exhaustivité, ni à l’infaillibilité. Sur ce sujet, il y aurait des livres et des livres à lire et à écrire, des exemples concrets à analyser, à raffiner, des distinctions qu’il faudrait faire (par exemple entre les différents modèles théoriques concernant le statut de la makhloket dans la halakha). Je finirais donc sur une méta-conclusion : critiquez-moi !
Chers tous,
Malgré le titre (décidément, moi et les titres de Gabriel, nous avons un problème), je ne traite pas dans ce bref article des « arguments talmudiques » dans leur exhaustivité (pour cela il y a les excellents livres de Louis Jacob « The Talmudic Argument: a Study in Talmudic Reasoning and Methodology », la Revue Higayon, ou « Judaic Logic d’Avi Sion » entre autres). Je tente simplement de donner un éclairage conceptuel sur la façon d’analyser le type d’argument d’autorité en œuvre dans la pensée halakhique.
À toutes et à tous : Le commentaire de Noémie concerne l’ancien titre. Le titre actuel a été modifié en accord avec Noémie.
Époustouflant, quel niveau!
J’aurais quelques questions: tout d’abord au niveau du vocabulaire; le mot polyphonique est intéressant, mais ne suggère-t-il pas autre chose que ce dont l’auteur parle? En effet, il suggère soit que les voix entrent en résonance, soit qu’elles s’ajoutent. Or dans l’article il s’agit de « prendre un masque », c’est à dire d’utiliser la voix de l’autre; mais cette question de vocabulaire permet de questionner plus précisément: si « l’ancien » voulait dire quelque chose dans son énoncé, pourquoi celui qui le cite, dirait autre chose que ce qu’il cite?
1) Noémie explique parfaitement la nécessité absolue du concept de « yeridat hadorot » dans la logique halakhique juive.
Rav Steinsaltz semblait mettre à mal ce concept dans son article du Times of Isreael ici relayé
et que j’avais alors vivement critiqué pour les raisons ici citées avec talent…
2) Elle explique également bien qu’il faut comprendre le Talmud et la déduction halakhique à l’intérieur d’une certaine rationalité
et que cela n’a aucun sens d’opposer des rationalités à d’autres sans le dire et au niveau de points concrets..
Soit on reste dans une logique « orthodoxe » et on en accepte les conclusions dans les espaces de manoeuvre permis dans cette logique,
soit on est dans d’autres logiques b) mais on ne peut alors que critiquer les logiques talmudiques mais pas les décisions qui en découlent avec des arguments x et y découlant, eux, des logiques b)
Bonjour,
Merci d’avoir mis en ligne le fruit de votre travail, qui s’avère en première lecture, fort intéressant.
Cordialement
R.D
Cher Felix Perez (aparté: êtes vous le Felix Perez de l’AJECLAP? Si oui, je vous dois une fière chandelle, ainsi qu’à Dan Arbib, pour votre aide durant ma khâgne),
Je vous remercie de votre commentaire. Permettez moi toutefois d’être en désaccord avec votre premier point. Je n’ai sans doute pas été assez claire mais je suis extrêmement critique quant à l’utilisation de l’argument par le « déclin des générations » qui sert bien souvent à justifier la sclérose halakhique. Ce que j’ai dit, c’est que la halakha possède des règles procédurales qui rendent valides ou invalides certaines décisions et que le respect formel de ces règles est un critère discriminant entre ce qui reste interne au processus halakhique et ce qui ne l’est pas.
« Yeridat Hadorot » n’est pas, contrairement aux apparences, un concept descriptif, il comporte une part axiologique très importante. Bref, quand bien même les décisionnaires contemporains seraient inférieurs en valeur aux décisionnaires plus anciens (car moins proches de la source ou que sais-je), cela ne doit pas induire une paralysie halakhique et un manque de légitimité quant à leurs prérogatives. Ne vous méprenez pas, le concept est intéressant et peut être même vrai dans une certaine mesure, mais il faut circonscrire sa validité (par exemple en le contrebalançant avec la notion de progrès scientifique). Je dirais, en paraphrasant un apophtegme médiéval très connu, qu’on voit plus loin lorsqu’on est sur les épaules des géants.
Tout à fait d’accord avec votre second point.
Shabat Shalom
Cher Franck,
Le terme polyphonique est le terme technique employé par Ducrot. Il a expliqué dans l’article cité en note de bas de page qu’il se distingue d’une interprétation « musicale de la polyphonie » (ce que vous évoquez par les idées de résonance et d’écho) et qu’il faut entendre la polyphonie comme la présence dans tout énoncé d’un locuteur (celui qui parle, qui prononce l’énoncé) et d’un ou plusieurs énonciateurs (présents en creux ou bien explicitement comme dans l’exemple « Il m’a dit de te dire que X » ou encore dans l’argument d’autorité, ou bien implicitement, comme dans cet exemple: »Elle est belle mais intelligente » où il y a une référence polyphonique à l’énoncé (qui est aussi un stéréotype): les filles belles sont idiotes.)
Quant à votre seconde question, il me semble que faire dire à un auteur ce qu’il ne voulait pas dire est la base de l’herméneutique biblique de nos Sages. Tout d’abord, l’intention de l’auteur peut ne pas être transparente (comme c’est le cas souvent des versets de la Bible, sur lesquels les interprétations divergent). Ensuite, c’est le principe même d’un canon textuel que d’être détaché de son sens littéral. Prenez par exemple le Cantique des Cantiques, les interprétations rabbiniques sont très clairement divergentes du sens obvie du texte et de l’intention de l’auteur telle qu’elle pourrait apparaître de prime abord. Il est aussi évident que les rabbins dans ce cas, se proposent de trouver la « véritable » intention de l’auteur, le véritable sens du texte, qui, dans le cas du Cantique des Cantique, serait théologique et non amoureux. (je ne peux que vous conseiller la lecture du livre de Moshe Halbertal, Le peuple du livre, Canon, sens, autorité.)
L’AJECLAP garde un bon souvenir de gens comme vous comme de tous ses anciens membres !
La Yeridat Hadorot n’impose nulle sclérose halakhique car les générations les plus éloignées du don de la Thora ont d’autant plus de mérites de tenter de démêler des écheveaux complexes crorrespondant aux Maîtres des générations antérieures. Cela dit, elles n’en restent pas moins loin du Matane Thora…
Ce concept s’arrête selon moi aux Geonim et on ne peut dénier que Maimonide ou le Rav Ovadia Yossef soient d’immenses Maîtres de la Halakha… !!!
Au sujet du concept de Yeridiat Hadorot, je rappelle cet article: http://www.lesitedesetudesjuives.fr/medias/files/yeridata-hadorote.pdf
merci de nous éclairer, Noemie et Gabriel,sur cette notion d’argument d’autorité,qui oblige à réflechir sur nos croyances et conduit à plus d’autonomie et de sincérité.
Bonjour,
Il m’a été suggéré de prendre connaissance de cet article, et malgré les préparatifs de péssakh, je trouve quelques minutes pour y réagir
La première conclusion de l’auteur.
« Conclusion 1 : L’argument d’autorité ne constitue donc jamais une justification rationnelle ; tout au plus peut-il fournir une certaine garantie. »
Ces affirmations sont justes et, à mon avis, non-négociable. Il me semble que l’objectif de l’obéissance à l’autorité rabbinique, n’est pas dans le but d’obtenir une certaine garantie d’être dans le vrai, mais à la recherche d’une certitude d’une démarche comportementale légitime.
Donc l’autorité est souvent utilisée pour légitimer ou justifier une posture comportementale plus que pour prouver rationnellement la véracité absolu d’une halakha (si absolu il y a)
La seconde conclusion de l’auteur.
« Conclusion 2 : Aucune autorité n’est en droit infaillible. »
Il semble, qu’il existe une forme d’infaillibilité : si le Beth-Din (à l’époque) décide de rendre une année bissextile, personne ne peut remettre en cause leur raison. Si une personne choisi de faire Pessakh, le 15 adar b, il est infailliblement dans l’erreur. C’est d’ailleurs l’idée du Zaken Mamré.
Mais au delà de l’exemple, ce n’est pas une recherche de vérité absolu qui est l’objectif d’un beth din, mais l’accomplissement d’un devoir. Et ce devoir suit la règle de « אין לדיין אלא מה שעיניו רואות » Quand le Beth Din accomplit son devoir, il légitime et justifie la législation qui s’en suit.
En deux mots les conclusions semblent justes, mais l’objectif (du pouvoir octroyé à l’autorité) n’a jamais été de déterminé une vérité absolue ! En cela je trouve que l’article (brillant en soi !!) manque un élément déterminant.
Il me semble que l’approche générale aux textes de la Michna doit être revisitée. L’auteur écrit, je cite : « le Talmud et plus généralement la pensée rabbinique (qui est avant tout, ne l’oublions pas, un système juridique) »
Pourtant ni la Michna ni la Guémara ne sont des systèmes juridiques ! Autant que la Tora écrite n’est pas un système juridique mais un système théologique (d’où découle aussi une juridiction) la Michna et Guémara viennent en suite parfaite à cela comme l’expression ou explication orale de cette théologie. D’ailleurs le désordre, le style, et d’autres indices montre de façon flagrante que le but n’est pas d’ériger un système juridique !! Le Rambam et le Shoulkhan aroukh eux, ont codifié la tora orale sous forme juridiction.
Cher Ilan,
Je vous remercie d’avoir pris le temps de lire et commenter mon texte en plein préparatifs de Pessah.
Vous évoquez en quelques lignes des idées complexes qui mériteraient plus que l’espace de commentaires pour être discutées. Mais bon, faisons ainsi.
Prenons par exemple votre évocation du zaqen mamre, du sage rebelle. Vous semblez suggérer que le zaqen mamre est infailliblement dans l’erreur, de même que celui qui refuserait de fêter pessah à la date fixée par le Beth-Din.
Je crois que vous vous trompez. Je dirais qu’ils sont en faute, mais qu’ils ne font pas d’erreur. Ce qui est très différent.
Il faut d’abord distinguer deux modèles d’analyse de ce genre de problème (que l’on peut, peu ou prou assimiler au problème extrême du Sage qui te dit que ta gauche est ta droite et que tu dois suivre):
1) Le modèle de la vérité décidée. Selon ce modèle, il n’existe pas d’autre source de vérité que la décision rabbinique. Il n’y a pas d’objectivité externe. Sans ce cas, si le Sage te dit que ta droite est ta gauche, ou que l’année est bissextile, c’est que ta droite est réellement ta gauche et que ce n’est pas un jeu de mot. Ce que tu croyais être ta droite est ta gauche et si le Beth din a décidé de l’année bissextile, en dépit de calculs précis ou autre, eh bien c’est que l’année est devenue bissextile, dans la réalité, la décision légale a crée la réalité. Pas grand monde, y compris dans les sources rabbiniques ne partage ce modèle. Il existe toutefois.
2) Le modèle de la mise entre parenthèses de la vérité.
Selon ce modèle, il existe quelque chose comme une vérité objective ainsi que des erreurs factuelles. Dans les cas évoqués, et il me semble que c’est la position du Talmud, le zaqen mamre est par exemple présenté comme celui qui a raison en soi (la vérité est théoriquement de son côté), mais qui n’a pas raison de s’opposer à ses pairs (faute politique). La décision du Beth-Din ayant force de loi, tout le monde est tenu de s’y soumettre légalement, quand bien même et en dépit du fait que la décision du Beth-Din serait fondée sur une erreur factuelle. Selon ce modèle, la faute du zaqen mamre n’est pas d’être, je vous cite « dans l’erreur infailliblement » mais au contraire d’être dans le vrai et d’agir en conséquence, en contradiction avec la décision juridique de ses pairs. Le souci selon moi, c’est qu’avoir raison tout seul, c’est selon la Loi juive, avoir tort, d’autant plus quand la vérité et l’erreur ont des conséquences immédiates et concrètes sur l’unité du peuple.
On ne parle pas d’être dans le vrai ou dans l’erreur, il est question ici de décisions juridiques qui font fonctionner la communauté très concrètement (ses dates de fêtes, de rosh hodesh etc.)
Je dirais donc que tu te trompes en disant que le Beth-Din est une autorité infaillible. Il n’est pas infaillible (la preuve, il peut se tromper) mais on décide que même s’il se trompe, on doit lui obéir, ce qui est très différent.
Il y a un principe de fonctionnement indiscuté qui affirme qu’il existe un devoir de se soumettre à une décision du Beth-Din quand bien même il y aurait une erreur factuelle dedans.
Quand à la définition du Talmud comme système juridique, je suis prête à discuter (système théologique avec législation, système légal avec des fondements théologiques, système halakhique, que ne recouvre pas les termes français de théologiques et juridiques?) j’accepte de discuter le « avant tout »…
Hag Sameah!
Noémie
Chère madame,
Tout d’abord, je m’excuse de ne pas avoir fait suite à vos propos, qui m’étaient adressés. C’est Gabriel qui a mentionné votre réaction sur un autre billet (tout autant problématique de mon point de vue)
Je ne sais pas si vous êtes intéressée à continuer cette discussion sur le forum, mais voici, avec beaucoup de retard et quelques excuses, ma réaction.
Vous exposer avec brio de façon deux modèles de vérité. Voici un autre modèle. Dites moi ce que vous en pensez.
Il existe en fait une vérité objective et subjective. (les deux sont vrais dans leur propre domaine de définition) mieux encore on pourrait à la rigueur dire qu’il existe plusieurs vérité objective (elou véélou…)
La vérité (ou les) objective(s) : serait la Tora avant qu’elle se décline à une génération ou une Eda précise. c’est un peu ce que font les talmudistes, il s’occupent d’étudier non pas seulement la halakha telle que déclinée pour notre génération mais toutes les différentes véritée…
La vérité subjective. c’est celle de la halakha, qui est défini par le beth din. le zaken mamré se doit de s’incliner à cette vérité subjective, car c’est elle et uniquement elle, que nous devons « accompli » en temps et en heure.
Donc évidement les propos du zaken mamré s’inscrivent dans une des vérités objectives (sinon il s’agit d’un am aarets pas d’une personne apte à faire partie d’un beth din) mais il nous incombe de suivre la vérité subjective tranchée par le beth din !
Ilan.