Quand un argument n’en n’est pas un

autorite-300x185-3956180L’argument d’autorité consiste à invoquer une autorité lors d’une argumentation, en accordant de la valeur à un propos en fonction de son origine plutôt que de son contenu. Autrement dit, l’orateur n’invoque aucun argument rationnel, il se contente de faire remarquer que son argumentation est en accord avec telle ou telle autorité.

Bien souvent sur ce blog (et encore plus particulièrement sur sa page facebook), des lecteurs et lectrices invoquent des arguments d’autorité là où les auteur(e)s invoquent des arguments rationnels. Ce phénomène bloque immédiatement tout dialogue. L’auteur tentera de ré-expliquer son argument alors que le le lecteur sera dans l’attente d’un contre-argument d’autorité. Dans certains cas, afin d’essayer de mettre un terme à une discussion infinie, l’auteur pourra céder à cette exigence, pourtant si éloignée de sa volonté première. Au final, il ne s’agira pas d’une réponse à proprement parler mais d’un jeu de pouvoir – l’autorité la plus considérée l’emportera.

Voici un exemple type de ce genre de discussion :

 

Auteur : La découverte des manuscrits de la Gueniza du Caire nous a permit de mieux comprendre le sens de ce passage obscur du Talmud. En effet, dans les manuscrits du Caire, la version du texte est légèrement différente et il parait probable qu’une erreur tardive soit tombée dans le texte qui est entre nos mains.

Lecteur : Le Hazon Ish a dit qu’on ne se fie pas aux anciens manuscrits mais à la Tradition !

Auteur (essayant de ré-argumenter) : Dans ce cas, le texte de la tradition est clairement obscur et comporte plusieurs problèmes [développement]. Alors que le manuscrit de la Guéniza du Caire s’insère parfaitement dans le texte et correspond aux versions présentes chez les Guéonim.

Lecteur : Et vous pensez que le Hazon Ish ne savait pas tout ça ??

Auteur (choisissant, par dépit, l’argument d’autorité) : Cette position du Hazon Ish n’est pas unanime au sein de l’orthodoxie. Par exemple, le Rav Y. Weinberg, auteur du “Sridei Eish”, a longtemps travaillé sur les anciens manuscrits. Le Gaon de Vilna lui même a écrit plusieurs corrections à notre édition du Talmud.

 

Ce dialogue se révélera bien souvent inutile. Il convaincra le lecteur si celui-ci a plus d’estime pour le Gaon de Vilna que pour le Hazon Ish, et ne le convaincra pas dans le cas contraire. Il n’y aura eu ni échange, ni réflexion.

Bien évidemment, les auteurs du blog citent de nombreux textes juifs et de nombreux penseurs. Cependant, la plupart du temps ces citations ne sont pas des arguments d’autorité mais sont des arguments rationnels dont, par soucis d’honnêteté, nous rappelons la source. Autrement dit, je ne cite pas Maïmonide parce que c’est Maïmonide mais uniquement parce que sur le point en question, sa réflexion est, à mon sens, pertinente.

À une échelle bien plus large, dépassant largement ce modeste blog, on entend souvent l’argument d’autorité invoqué par certaines figures religieuses comme l’argument irrévocable. Toute l’idéologie du “Daat Torah” repose sur la conception selon laquelle certaines autorités seraient indiscutables, quoiqu’elles disent.

J’ai déjà expliqué à de nombreuses reprises mon opposition à ce concept, mais je tiens à rajouter un point : il me semble qu’il n’existe pas une personne sur terre adhérant totalement au concept du “Daat Torah”. À un certain niveau, chacun s’interrogera sur des déclarations contredisant sa propre vision des choses, fussent-elles de l’autorité la plus suprême. Certains se demanderont de quel droit tel rabbin affirme qu’il existe une obligation de voter pour tel parti, d’autres se demanderont en quoi telle autorité est-elle mieux placée pour décider de leur planning familiale et certains iront jusqu’à s’interroger sur le bien fondé de telle ou telle décision halakhique. Au final, il n’existe pas un individu totalement dépourvu de sens critique, Dieu soit loué.

D’où ma demande : Éduquons nous à écouter l’autre et ses arguments, en faisant abstraction de sa personne, de ses prises de positions politiques et religieuses, et de l’opinion que nous lui portons.

Comme l’a dit Maïmonide (argument d’autorité !) : “Ecoute la vérité de celui qui la dit” (introduction au traité des huit chapitres), ou encore : “Comme ces choses là sont clairement établies et qu’un homme ne peut les contester, on ne tient pas compte de l’auteur, qu’il soit prophète ou non-juif. Car pour toute chose dont la raison a été dévoilée et dont la vérité a été prouvée, on ne s’appuie pas sur la personne qui l’a formulé mais sur la preuve découverte ou sur la raison connue”. (Loi sur la sanctification du mois, 17:24).

Bien évidemment, cela ne change rien au fait que le blog se réjouit de servir de plateforme d’échanges et de débats. Essayons simplement de parler la même langue…

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