Vieil Univers, jeune Univers ?

Ce billet est le premier d’une série composée de trois articles qui traitera du rapport entre Torah et Sciences. 

En matière de “Science et Torah”, difficile de trouver question plus classique que celle-ci : alors que l’historiographie de la Torah indique une Création du Monde par Dieu il y a un peu moins de 6’000 ans (1), la Science conclut quant à elle, depuis quelques décennies maintenant, à ce que notre Univers est né à l’instant du Big Bang, soit une gigantesque « explosion » primordiale intervenue à un instant situé quelque part entre 10 et 20 milliards d’années préalablement à notre époque (2).

Collision frontale entre Foi et Science. Qui a raison, qui a tort ?

Les réponses données à cette interrogation sont nombreuses, et mon but ici ne sera pas tant d’en faire l’inventaire général que d’en proposer une clef de lecture globale qui permette d’en jauger les forces et les faiblesses respectives, et de servir également de grille d’analyse dans d’autres problématiques de « Torah et Science » (3).

Pour faire simple, 4 types de réponses sont ici concevables : a) la Torah a raison et la Science tort ; b) la Science a raison, c’est la Torah qui est dans l’erreur ; c) les deux messages, celui de la Torah et celui de la Science, sont absolument identiques, contrairement à des apparences extérieures trompeuses ; d) les descriptions de la Torah et de la Science ont des fonctions profondément différentes, lesquelles ne se recoupent pas et ne peuvent donc pas être opposées. Chacune de ces approches se décline en une série de variantes, plus ou moins proches.

Nous allons examiner successivement ces 4 catégories de réponses.

A. La Torah a raison et la Science tort.

I) Dans cette première catégorie de réponses au problème de l’Age de l’Univers, le conflit est perçu comme réel et l’avantage est donné à l’un des deux protagonistes – la Religion.

Voici quelques-uns des arguments avancés, parfois cumulativement, pour justifier une telle position :

1) Argument de la différence ontologique : la Science est humaine et vient du « bas », alors que la Torah est d’origine divine, elle est révélée et vient donc du « haut » – donc, en cas de clash, la Science n’a pas la légitimité suffisante pour contester la véracité de la Torah.

2) Argument des problèmes méthodologiques : la Science se base sur des méthodes de recherche et des outils d’analyse très imparfaits, incertains, voire carrément spéculatifs, qui ne lui permettent pas d’arriver à la Vérité (4). Telle était par exemple la position du Rabbi de Loubavitch dans une lettre devenue célèbre (5) ; entre autres considérations, le rav Schneersohn affirmait ainsi que l’estimation de l’âge de l’Univers se base sur des techniques extrapolatives, lesquelles sont notablement moins fiables dans leurs inférences que les techniques dites « interpolatives » (6).

3) Argument de l’immoralité des scientifiques : les hommes de science ne recherchent pas vraiment la Vérité, contrairement à ce qu’ils prétendent ; ils visent à évacuer Dieu, purement et simplement, de l’image qu’ils donnent du monde, afin de justifier un mode de vie débauché, absolument vide de toute spiritualité et de toute responsabilité morale. La démarche scientifique est donc orientée vers une direction préétablie, elle est biaisée à son origine même et ne présente aucun défi substantiel à la Torah (7).

4) Argument épistémologique : selon cette approche, la Science ne peut affirmer aucune vérité, mais simplement des affirmations dont la fausseté n’est pas encore prouvée. Le consensus scientifique change régulièrement, et dans 50 ou 100 ans, la Science aura depuis longtemps renié tout ce qu’elle considère actuellement comme exact (8).

II) Le grand avantage de ce premier groupe d’arguments, le seul à mon sens, est qu’il permet une lecture intuitive des versets de la Torah ; à l’inverse des autres réponses que nous verrons ci-dessous, il n’est nul besoin de réinterpréter le récit de la Genèse et de l’éloigner de son sens le plus simple ; inutile aussi de rechercher des enseignements midrashiques, talmudiques ou autres, sur lesquels s’appuyer pour asseoir la légitimité de ladite réinterprétation – le texte se lit dans une complète immédiateté.

III) Mais cette première approche présente aussi toute une série de graves problèmes. Ceux-ci sont de deux ordres différents : premièrement, chacun des 4 arguments mentionnés ci-dessus soulève diverses objections (qui feront l’objet des points 1 à 4 ci-dessous); deuxièmement, le rejet ab ovo de l’entreprise scientifique place à mon sens ses défendeurs dans une position de contradiction logique interne dont il leur est très difficile de s’extirper (point 5 ci-dessous) (9).

Dès lors que le rapport à la Science est un sous-aspect particulier de la question plus vaste du rapport à la Modernité, nous allons traiter ces questions relativement en détails. Cela nous permettra, nous l’espérons, de mieux apprécier à sa juste mesure les efforts collectifs de la communauté scientifique en vue de percer les mystères de notre Univers.

La thèse que nous souhaitons soutenir dans les lignes qui suivent est que l’orthodoxie moderne doit rejeter complètement les 4 types d’arguments exposés ci-dessus.

1) Commençons par l’argument méthodologique. Sa réfutation consiste essentiellement en une prise de conscience du très grand nombre de « preuves » en faveur de l’ancienneté de l’Univers. Il existe plusieurs dizaines de méthodes indépendantes permettant chacune de démontrer que l’Univers entier, ou un objet spécifique, est considérablement plus ancien que les 6’000 ans de la Torah.

Quelques exemples seront ici utiles. S’agissant tout d’abord de l’âge de l’Univers entier, son estimation se base avant tout sur le phénomène, connu depuis le début du 20eme siècle et les travaux de l’Américain Vesto Slipher, de la récession des galaxies. En termes concrets, des observations prolongées du ciel ont permis de démontrer que la quasi-totalité des galaxies observables s’éloignent de nous ; non seulement cela, mais elles le font selon une règle précise mettant en rapport leur distance et leur vitesse, et appelée « loi de Hubble », du nom du scientifique qui la découvrit. La récession systématique des galaxies est une découverte fondamentale qui nous amène naturellement à concevoir l’Univers comme n’étant pas statique, mais en expansion (10).

Les puristes et les scientifiques nous pardonneront ici, nous l’espérons, de simplifier quelque peu le raisonnement de la manière suivante : le mouvement des galaxies, proches ou lointaines, indique que ces dernières ont un même point d’origine, et connaissant l’éloignement des différentes galaxies ainsi que leur vélocité, on peut calculer le temps écoulé depuis l’instant premier du Big Bang : une quinzaine de milliards d’années, plus ou moins quelques bricoles.

D’autres indices en faveur du Big Bang ont été découverts au cours des décennies qui suivirent ; par exemple, le « bruit de fonds » cosmologique micro-ondes, qui est une forme de radiation thermique « fantôme », provenant uniformément de toutes les directions de l’espace, et résultant du processus de refroidissement progressif de l’Univers suite au Big Bang (11). Cette découverte est un indice particulièrement important de la justesse du modèle d’un Univers en expansion ; elle ne peut être justifiée par les tenants d’un jeune Univers.

De manière plus simple, on peut remarquer que les télescopes et autres instruments de mesures actuels permettent quotidiennement de détecter la lumière d’objets célestes, tels que des amas de galaxies, situés à plusieurs milliards d’années-lumière de nous. En d’autres termes, la lumière de ces objets que nous percevons actuellement a traversé l’espace sidéral pendant plusieurs milliards d’années ; ou encore, cette lumière a été émise il y a plusieurs milliards d’années, quand bien même nous ne la voyons qu’aujourd’hui, du fait du gouffre gigantesque qui nous sépare de son point d’émission.

En poursuivant notre examen des indices de l’ancienneté de l’Univers, plusieurs autres méthodes aboutissent à des estimations de plusieurs milliards d’années : la désintégration radioactive (qui peut se baser sur des mesures de carbone 14 ou de dizaines d’autres isotopes), laquelle permet notamment d’estimer l’âge de la Terre a environ 5 milliards d’années ; l’hélioséismologie ; et d’autres.

Par ailleurs, en restant cette fois sur Terre, plusieurs méthodes permettent de dater le début de certains phénomènes à plusieurs millions d’années en arrière, comme par exemple l’existence des varves sédimentaires – des couches de sédimentation qui se déposent au fond de certains lacs et rivières, à raison d’une couche par an, selon un mécanisme observé et parfaitement connu ; l’examen des sédiments de la Green River, dans l’Utah aux Etats-Unis, démontrent ainsi l’accumulation d’environ 20 millions de couches sédimentaires distinctes…

Sous les mers, la croissance des récifs de corail se fait sur un rythme lent et constant, permettant d’établir facilement l’origine de certaines structures de la Grande Barriere de Corail à plus de 600’000 ans. Ailleurs, en Antarctique et au Groenland, l’analyse de la glace de la banquise met en évidence des couches successives, au rythme d’une couche par année, lesquelles permettent de compter plusieurs dizaines de milliers d’années en arrière. Ailleurs, bien au chaud sur la terre ferme des continents, la dendrochronologie étudie les « anneaux » des arbres ; comme chacun sait, l’âge d’un arbre peut être déterminé en comptant les couches successives qui forment son tronc (chaque année correspondant à un anneau distinct) ; en recoupant des mesures opérées sur des arbres encore vivants avec d’autres, conduites sur des arbres fossiles, les scientifiques sont parvenus à remonter plus de 11’000 ans en arrière.

Et ce ne sont là que quelques illustrations choisies parmi beaucoup (12). C’est dans l’existence de ce faisceau d’indices convergents que l’argument méthodologique trouve sa réfutation la plus tranchée. Un instrument peut se tromper, certes ; mais trente ? Une méthodologie peut sans doute être erronée, mais ici les prémisses des diverses approches sont systématiquement différentes, et pourtant leurs résultats convergents nous permettent de reconstituer l’image cohérente d’un Univers ancien !

L’honnêteté intellectuelle nous force ici à conclure au bien-fondé du raisonnement scientifique et de ses méthodes de recherche.

(la suite dans quelques jours …)

Notes

(1) Les sources juives internes reflètent ici un certain nombre d’incertitudes et le chiffre exact n’est pas nécessairement celui que nous utilisons couramment, soit (à l’instant d’écriture de ce texte) 5774 ans. Ces divergences sont, de notre point de vue, relativement légères – même un siècle en plus ou en moins ne change strictement rien au problème. Nous choisissons donc d’éviter complètement cette problématique, et nous permettons simplement de référer les lecteurs intéressés à la nouvelle édition critique du Seder ‘Olam de Chaim Milikowsky, parue en 2013 aux éditions Yad Ben-Zvi (Jérusalem), laquelle fournit bien des informations utiles.

(2) L’estimation actuellement la plus précise est celle 13.798 milliards d’années, plus ou moins 37 millions d’années ; elle résulte de la rencontre entre les résultats de recherche de plusieurs programmes scientifiques d’envergure internationale, comme par exemple le Wilkinson Microwave Anisotropy Probe :

 http://en.wikipedia.org/wiki/Wilkinson_Microwave_Anisotropy_Probe.

(3) Nous reprenons ici, en l’adaptant quelque peu ses catégories à notre problématique, un modèle proposé il y a environ 25 ans par Shalom Rosenberg (תורה ומדע בהגות היהודית החדשה, ירושלים, משרד החינוך תשמ »ח). David Hartmann aussi a suggéré une approche similaire : הרמב »ם – הלכה ופילוסופיה, תל אביב, עם עובד 1979, עמ’ 29-15.

(4) Il existe une différence conceptuelle entre cet argument et le précédent, quand bien même ils sont souvent invoqués de concert. En théorie du moins, dans un cas où la méthode scientifique semble fiable au-delà de tout soupçon, le deuxième argument tombe, alors que le premier demeure invocable en toutes circonstances.

(5) Voir ici : http://www.chabad.org/library/article_cdo/aid/435111/jewish/The-Age-of-the-Universe.htm.

(6) Pour plus de détails sur ce point, nous renvoyons le lecteur au texte de la lettre du Rabbi de Loubavitch, lequel est très clair.

De manière générale, l’approche du Rabbi à la Science se caractérise par son littéralisme ; voir par exemple ici (http://www.torahscience.org/torahsci/rebbeletter.html) pour une défense du géocentrisme précopernicien que l’on trouve souvent dans les sources juives antiques et médiévales. Gad Freudenthal a consacré un article au sujet, voir : Révélation et Raison, Torah et Madda dans quelques écrits récents, in : Torah et Science, Perspectives historiques et théoriques, mélanges offerts à Charles Touati, Peeters 2001, pp. 239-267, en particulier 241-245 (nous reprenons cette dernière référence du récent billet sur ce blog de mon amie Noémie Benchimol, et l’en remercions). Voir aussi la note 11 ci-dessous.

(7) C’est la position défendue notamment par le rav Raphael Sadin dans un cours très récent intitulé « Le Mensonge Scientifique », sur son site Internet Kol Torah. Voir ici: http://www.espacetorah.com/category/54/20937, minutes 5 :45 – 6 :25, et 10 :30 jusqu’à la fin, en particulier à partir de la minute 16 :45.

Cette vidéo fait suite, à quelques jours de distance, à une conférence donnée récemment par le même rav Sadin, et dans laquelle il intervenait au Centre Rachi aux côtés des frères Bogdanov sur le thème suivant : « le Monde est-il né du Chaos ? » ; voir ici : http://www.youtube.com/watch?v=rs2P5b20nO0&feature=share&t=1s.

Il est frappant de constater à quel point le ton du rav Sadin est plus critique, pour ne pas dire virulent, à l’encontre de la Science, dans la vidéo rendue publique sur son propre site.

(8) Cf. la vidéo du rav Sadin citée à la note précédente, minutes 0 :45 – 1 :00.

(9) Il faut encore mentionner ici le fait, difficilement contestable, que de nombreuses sources juives, tant talmudiques que rabbiniques, affirment avec force une vision favorable de la Science par la Torah ; certaines de ces sources seront citées plus loin dans cet essai. Mais nous souhaitons faire ici l’économie de cette très vaste discussion, qui a déjà été traitée dans plusieurs excellents ouvrages, dont l’incontournable « la Torah et les Sciences » de Henri Infeld (éditions Gallia) ; voir aussi « Torah u-Madda » du rav Norman Lamm (éditions Aronson) ; la liste est encore bien longue.

(10) Pour plus d’informations, voir ici : http://en.wikipedia.org/wiki/Hubble%27s_law.

(11) Pour plus d’informations, voir ici  :

http://en.wikipedia.org/wiki/Microwave_background_radiation.

(12) Pour plus d’informations sur les méthodes décrites ici, et sur celles que nous n’avons pu, pour des raisons évidentes de place, évoquer dans ce billet, voir ici : http://rationalwiki.org/wiki/Evidence_against_a_recent_creation.

Pour une critique plus détaillée de la lettre du Rabbi de Loubavitch, voir ici : http://www.talkreason.org/articles/challenge.cfm#two.

Yeshayou Leibovitz a également sévèrement critiqué les positions du Rabbi de Loubavitch, cf. רציתי לשאול אותך פרופ’ ליבוביץ, הוצאות כתר 1999, עמ’ 55-54.

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