Les 4 rêves du peuple juif

(וַיַּחֲלֹם, וְהִנֵּה סֻלָּם מֻצָּב אַרְצָה, וְרֹאשׁוֹ, מַגִּיעַ הַשָּׁמָיְמָה (בראשית כח

Et il eut un rêve que voici : une échelle était dressée sur la terre, son sommet atteignait le ciel.

 
Ami lecteur, quel est ton rêve ?
Ce billet n’aura pas pour but de parler du rêve du Prophète, cette vision oraculaire par laquelle un être humain est informé par la divinité d’un futur qui serait inaccessible à la raison humaine ; il ne parlera d’ailleurs guère plus du rêve du Psychologue, cette émanation des profondeurs de l’inconscient dont il faut déchiffrer les codes et décrypter le contenu.
Je veux parler ici d’une autre forme de songe, celui que j’appellerai le rêve du Roi – lequel est le rêve du monde entier, selon le midrash[1]. Pour le coup, c’est un rêve identitaire, capable, par la force de sa vision, de rassembler une masse d’individus afin de la structurer en une collectivité organisée. Un rêve qui sert de prisme pour apprendre le passé, comprendre le présent, et se projeter dans le futur. Et puis aussi, quand ce dernier rêve se fait révolutionnaire, quand il ose être plus subversif d’un certain statu quo social, il devient la vision bouleversante d’un Martin Luther King (I have a dream !) ou d’un Theodor Herzl (Wenn ihr wollt, ist es kein Märchen !).
Pauvre Europe, qui a nourri ma jeunesse ! Tu es bien malade de ne plus savoir rêver. A croire que, privée du gluant social que représente une vision morale, une nation ne serait vraiment rien de plus qu’un aléatoire conglomérat d’individus isolés. Serait-ce pour cela que la France, curieusement incapable de défendre des valeurs républicaines auxquelles elle ne semble plus vraiment croire, perd du terrain au profit d’idéologies mortifères ? Vouloir se défendre, certes, implique d’avoir une raison de vivre.
De l’autre côté de l’océan, l’Amérique va quand même un peu mieux. Certes, le tissu social menace parfois de s’y déchirer, dans un contexte de polarisation croissante du discours public menaçant parfois de verser dans la judiciarisation de la différence politique[2] ; mais je veux croire que le « rêve américain » existe bel et bien encore. L’identité américaine implique l’adhésion à un certain nombre de valeurs citoyennes, dont la portée est certes parfois discutée ou remise en question, mais qui existent bel et bien.
Et le peuple juif dans tout cela ?
Je voudrais défendre ici que le judaïsme contemporain souffre du problème inverse : un trop-plein de rêves. Quatre missions, pour être précis – n’est-ce pas beaucoup pour un petit peuple ?
 
Les quatre rêves d’Israël
Les quatre visions morales qui structurent le Judaïsme contemporain, en Israël ou ailleurs dans le monde, peuvent être résumées de la manière suivante[3] :
 

  1. Le rêve de l’Alliance avec Dieu: dans cette vision, la mission du peuple juif est identifiée par une relation particulière avec Dieu, une alliance qui s’exprime avant tout via l’accomplissement des Mitsvot et l’étude de la Torah.

Les héros de ce rêve sont les rabbins, lesquels transmettent, préservent et enseignent la Tradition, ainsi que tous ceux qui font des sacrifices, parfois très importants, afin de perpétuer le Judaïsme en tant que religion. Les antihéros sont les ennemis extérieurs qui veulent couper la relation spéciale des juifs avec Dieu, ainsi que, à un moindre niveau, les Juifs qui se laissent tragiquement assimiler par le monde extérieur.

 

  1. Le rêve du Retour à Sion: dans cette vision, la mission du peuple juif est identifiée par une relation particulière avec la terre d’Israël, et s’exprime essentiellement par l’aliyah et la reconstruction de la souveraineté juive en Israël.

Les héros de ce rêve sont les chantres du pays (R. Yehouda ha-Levy) et les artisans de sa construction, qu’ils soient juifs (Herzl) ou non-Juifs (Balfour). Les antihéros sont les conquérants ennemis responsables de l’Exil (Babylone, Rome), les antisionistes extérieurs (BDS) ou intérieurs (Netourei Karta), et d’autres.

 

  1. Le rêve du Tikoun ‘Olam (réparation du monde) : dans cette vision, la mission du peuple juif est identifiée par une relation particulière avec le reste de l’humanité, et s’exprime essentiellement par une contribution éthique du Judaïsme en vue de créer une société idéale pour tous les êtres humains.

Les héros de ce rêve sont ceux qui affirment la place d’Israël au sein des Nations (Isaïe 42:6) et ceux qui insistent sur les messages universalistes de la Torah (Maïmonide). Les antihéros sont ceux qui nient ou limitent la portée des valeurs universelles du Judaïsme, les racistes au nom de la Torah (Torat ha-Melekh), etc.

 

  1. Le rêve communautaire: dans cette vision, le peuple juif se caractérise par la relation particulière avec sa propre histoire, et elle est essentiellement exprimée par le lien insécable que chaque individu entretient avec l’ensemble de la collectivité juive.

Les héros de ce rêve sont ceux qui œuvrent pour le bien de la collectivité en faisant abstraction des différences culturelles, géographiques, religieuses et socio-économiques (Montefiore). Les antihéros sont ceux qui haïssent les juifs en tant que peuple, soit donc les antisémites de toutes obédiences.

Bien évidemment, ces visions identitaires se déclinent en multiples variantes : le rêve religieux peut être concrétisé par l’étude quasi-exclusive de la Torah des yechivot lituaniennes, par le perfectionnement des traits de caractère de l’école du Moussar, par la prière extatique, et de bien d’autres façons. De même, le rêve sioniste vacille, surtout depuis le désengagement unilatéral de la bande de Gaza en 2005, entre fidélité à l’Etat d’Israël en tant qu’entité politique, et engagement envers la Terre d’Israël en tant que réalité topographique[4].
Autre précision qui a son importance : les rêves juifs ne sont pas mutuellement exclusifs. Une même personne peut combiner plusieurs visions (voire même toutes !), à charge ensuite pour chacun de négocier, au cas par cas, une résolution aux nombreux conflits d’allégeance qui ne manqueront pas de se présenter.
Si chaque « rêve » est présenté dans ce billet dans une version idéalisée, c’est qu’il s’agit d’une typologie.
 
Pour monter au Ciel, c’est quelle échelle ?
Cette grille de lecture se révèle crucialement importante : non seulement elle permet de saisir certains des enjeux absolument fondamentaux auxquels est confronté le Judaïsme contemporain, mais aussi, en tout cas je l’espère, de formuler des amorces de réponses.
Les enjeux tout d’abord. Cela peut paraître contre-intuitif, mais posséder un trop-plein de visions identitaires peut soulever de réelles difficultés. Sans projet de société commun, en l’absence d’une vision largement partagée, sur quelles bases prendre les décisions les plus difficiles pour l’avenir de la communauté ? Comment arbitrer entre deux valeurs qui sont localement en conflit ? Quels sont les groupes de la population à privilégier par rapport à d’autres ? Combien de ressources faut-il allouer à un projet par rapport à d’autres ? Etc.
Or, il n’y a aucun endroit du globe où ce problème est vécu avec plus d’acuité qu’en Israël.
Pourquoi ? Parce qu’Israël représente notre première opportunité, après 2000 ans d’exil, de construire un Judaïsme à l’échelle d’une nation. Mais quelle vision sociale, parmi les 4 possibilités en lice, sous-tend l’édification de ce Judaïsme ?
Tous les grands débats de fond, qui secouent à intervalles réguliers la société israélienne, sont des concrétisations ponctuelles de cette gigantesque méta-discussion portant sur le cœur de l’identité juive. Quelques exemples parmi beaucoup : que signifie créer un Etat juif et démocratique (visions 2 et 3) ? Faut-il exempter les jeunes ‘hareidim de faire leur service militaire (1 et 2) ? Israël doit-il soutenir les communautés de la Diaspora ou bien encourager l’alyah de leurs membres (2 et 4) ? Quelle place pour les minorités non-juives au sein de l’Etat (2 et 3) ? Et bien d’autres encore.
L’importance de l’enjeu ne saurait être exagérée. Sans vouloir minimiser les menaces extérieures qui pèsent sur la sécurité de l’Etat, je reste absolument persuadé qu’en terme d’acuité du risque systémique, la menace interne l’emporte largement. Face à un ennemi extérieur, les israéliens sont solidaires, font bloc et ressortent renforcés de la crise ; mais les dissensions internes minent, à la base, tout le projet de construction sociale.
Ailleurs dans le monde, les enjeux sont (légèrement) moins vitaux, mais les divergences fratricides entre les 4 rêves du Judaïsme se font cruellement ressentir aussi. Prenons l’exemple des USA : la mission du Tikoun ‘Olam forme le cœur de l’identité juive pour tous les mouvements non-orthodoxes, ainsi que pour une grande partie de l’aile gauche de l’orthodoxie (Open Orthodoxy). Or ce rêve de justice sociale entre en conflit ouvert avec l’idéal sioniste ainsi qu’avec l’idéal religieux sur un certain nombre de dossiers chauds[5].
Mais assez parlé des problèmes. Quelles solutions ? Les pistes que je propose sont certes modestes, mais elles représentent, me semble-t-il, un premier pas important dans la bonne direction.
 
Dis-moi qui tu hais
S’il est exact qu’un problème bien défini est à moitié résolu, l’identification des 4 visions morales et de leurs zones de collision permet de poser un premier cadre de réflexion, certes incomplet mais néanmoins important, pour sortir de l’impasse.
Trop souvent, nous déchiffrons les lignes de fractures intrajuives à l’aide d’une clef de lecture institutionnelle, politique et/ou personnelle… les libéraux, les ultra-orthodoxes, la gauche, la droite – ad nauseam. Cette grille n’est certes pas fausse (un même phénomène social pouvant être compris à plusieurs niveaux d’analyse), mais elle est très souvent réductrice.
Or la compréhension du caractère essentiellement identitaire de nos clivages internes permet de tomber moins facilement dans la démonisation de ceux qui pensent différemment.
Tentons ici une expérience. Ami lecteur, prends un instant pour déterminer qui sont ceux que tu n’aimes pas : les juifs ultrareligieux ? les juifs libéraux ? un autre segment de la population juive ?
Si ce sont les religieux, oublie un instant tes critiques, justifiées ou non ; et pense que l’on ne trouve aucune communauté qui soit aussi dévouée à la réalisation de son « rêve ». Etre religieux (surtout ‘hareidi ; surtout en Israël) implique des sacrifices financiers et personnels absolument considérables, que la plupart d’entre nous (soyons honnêtes !) seraient bien peu enclins à consentir pour la réalisation de leur propre vision morale. Par ailleurs, les Gedolim[6] sont le plus souvent bien ce qu’ils semblent être – des gens vivant dans un dénuement quasi-total, et qui se consacrent intégralement à l’étude de la Torah et à la pratique des mitsvot. Il n’est nul besoin de partager cette vision de la mission juive pour admirer l’indéniable proximité existant ici entre l’Ideal et le Réel[7]. Et peut-être même essayer d’en apprendre quelque chose ?
Si ce sont les libéraux, permettez-moi de partager ici mon expérience personnelle. J’ai longtemps fréquenté des communautés très orthodoxes. A cette époque reculée de ma vie, l’ennemi avait un visage, celui du rabbin libéral, qui connaissait les textes mais les déformait subrepticement pour les accommoder à sa propre guise. Ce personnage fantasmé n’était rien de moins qu’un usurpateur, qui déformait la Vérité de la Torah.
Cette image d’Epinal a depuis longtemps volé en éclats. Les rabbins libéraux, femmes et hommes, avec qui j’ai eu l’occasion d’échanger, se sont systématiquement révélés être des êtres humains impressionnants, complètement dévoués au service de leurs communautés (je crois que c’est la définition d’un rabbin, en fait : une personne qui aurait les talents – l’intelligence, la capacité de travail, etc. – pour faire fortune dans la finance ou réussir dans une autre position prestigieuse, mais qui préfère se dévouer au bien de la communauté).
Loin d’être une déviation de la vraie voie, le judaïsme libéral est désormais un endroit où j’ai des ami(e)s, des frères et des sœurs. En famille, on n’est pas toujours d’accord, certes ! Et je ne partage vraiment pas la primauté systématique accordée, dans le mouvement libéral, au rêve 3 sur le rêve 1 en ce qui concerne la halakha[8]; mais il n’empêche : ce qui nous lie est bien plus important que ce qui nous sépare.
Et ainsi de suite. Identifier le rêve auquel adhère la personne en face de soi permet d’interagir avec la meilleure version de son interlocuteur.
 
Les rêveries d’un juif solitaire…
Chacune des 4 missions du peuple juif est crucialement importante. N’est-ce pas Abraham, le premier des Patriarches, qui 1) conclut la première Alliance avec Dieu (Bereichit 15:18), 2) se vit promettre la Terre d’Israël (15:7), 3) réclama que Dieu soit juste dans Son jugement des hommes (18:23), et 4) batailla pour sauver son neveu (14:14) ?
Abraham vivait les 4 rêves du Judaïsme en une seule personne. Leur éclatement, qui est lui-même un phénomène moderne, constitue une tragédie.
Je rêve d’une religion qui fasse de la place à toutes les rêveries.
Nous avons besoin d’espaces de pensée dans lesquels la coexistence pacifique de multiples « rêves » juifs soit une réalité ; besoin d’institutions communautaires qui permettent d’intégrer que l’idéal juif d’autrui a aussi sa légitimité ; besoin de forums de communication non-partisans dans lesquels les efforts accomplis, et les succès rencontrés, en vue de la réalisation d’une autre vision morale que la sienne propre, soit appréciés à leur juste mesure. Désespérément besoin !
Un tel Judaïsme ne tomberait pas forcement dans le syncrétisme ou le relativisme, dans une sorte d’Ecole des Fans du Judaïsme, où tout le monde recevrait systématiquement la note maximale ; au contraire : les avantages et inconvénients de chaque voie pourraient être respectueusement discutés.
Ce Judaïsme dont je rêve serait capable, au final, de dépasser les antiques querelles héritées du 19ème siècle.
Construire le Judaïsme, au-delà des dénominations.
 
Notes:
[1] Bemidbar Rabba 89:4.
[2] Lire à ce sujet le dernier livre du prof. Alan Dershowitz (Trumped Up: How Criminalization of Political Differences Endangers Democracy).
[3] Cette thématique a été traitée par plusieurs auteurs, dont notamment le rav Kook. Et, plus récemment, par Gidi Grinstein, dont je me suis beaucoup inspiré dans ce billet (Flexigidity, p. 14-33).
[4] Les désillusions ressenties par certains sionistes-religieux, surtout très jeunes et très engagés, vis-à-vis d’Israël en tant qu’Etat (entité politique), commencent à attirer l’attention des chercheurs. Voyez par exemple ce billet du prof. Shaul Magid : http://www.tabletmag.com/jewish-arts-and-culture/245084/settler-nakba-post-zionist-religious-identity
[5] La place des femmes dans la halakha, la question de l’homosexualité dans le Judaïsme, et bien d’autres, sont des dilemmes qui proviennent d’un clash entre les visions 1 et 3 ; par ailleurs, le long débat sur le soutien déclinant des Juifs américains à Israël est à lire dans le cadre d’un conflit entre rêves 2 et 3.
[6] L’expression désigne les grands rabbanim qui dirigent le judaïsme ultra-orthodoxe. Le phénomène des Gedolim a récemment fait l’objet d’un livre entier de 800 pages paru aux éditions Magnes. On y trouvera notamment un excellent article de Shaul Stampfer qui trace l’origine des Gedolim au 19ème siècle, avec l’écroulement des structures d’autorités classiques ensuite de l’émergence de la modernité, et l’utilisation des nouveaux moyens de communication, le tout permettant l’apparition d’une nouvelle forme d’autorité rabbinique, centralisée et charismatique.
[7] Evidemment, le monde ‘hareidi n’est pas dépourvu de Tartuffes, et connaît par ailleurs bien d’autres problèmes. Il n’empêche que la dissonance entre les idéaux annoncés et la réalité vécue me semble bien plus profonde dans les autres « rêves » – combien de sionistes, en Europe et aux USA, ne seraient jamais prêts à renoncer au confort de leur vie galoutique pour faire l’aliyah ?
[8] J’ai eu l’occasion d’échanger avec la rabbine Pauline Bebe sur nos visions divergentes de la halakha :
http://akadem.org/sommaire/themes/vie-juive/les-differents-courants-du-judaisme/tendancesactuelles/liberaux-et-orthodoxes-un-dialogue-impossible-07-02-2017-87620_4349.php

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